
À l’âge du triomphe de l’historia et de la mimésis, où « ce qui ne relève pas de la vue ne concernerait en rien la peinture », la vision de l’au-delà a néanmoins très largement occupé la réflexion et la création artistiques, y compris dans l’art italien qui a été bien moins étudié selon ce point de vue, que ne l’ont été l’art flamand du XVe siècle ou l’art espagnol du XVIIe siècle. On a notamment cherché à comprendre comment des paramètres théologiques et iconographiques d’origine patristique ou médiévale ont pu être intégrés et reformulés par le langage artistique de la Renaissance, à commencer par les modélisations de la vision religieuse définies par saint Augustin et par saint Thomas d’Aquin, la distinction opérée entre vision corporelle, vision spirituelle (ou imaginative) et vision intellectuelle étant centrale pour ces recherches. L’expérience visionnaire a été abordée en particulier selon le rapport varié et parfois gradué du ou des sujets à l’objet de la vision surnaturelle ou transcendante, et suivant l’analyse de dispositifs figuratifs visionnaires qui fonctionnent ostensiblement comme des invitations ou des apprentissages pour la contemplation.
S’engageant sur des visions infernales et angéliques, les premières contributions s’attachent à la doctrine platonicienne des véhicules de l’âme, à la vision dantesque de l’au-delà, à la musique des anges et aux effets spirituels du colloque angélique de Gabriel et de Marie. Les degrés et modalités de la vision mystique sont ensuite pris en considération à travers les exemples majeurs de saint Bernard, de saint Thomas d’Aquin et de saint Augustin, la représentation de leurs expériences visionnaires pouvant être interprétée à la lumière de leurs écrits sur le sujet, tandis que le cas particulier du tétragramme illustre une formule plus abstraite et aniconique de la vision de Dieu. Aux antipodes de ces approches très élaborées et parfois bien codifiées, les visions populaires relèvent d’expériences qui se veulent beaucoup plus concrètes et témoignent de l’importance sociale des images miraculeuses dans le rapport au divin, et si les images peintes en viennent souvent à alimenter l’imaginaire visionnaire, elles en font de même avec les fantasmes apocalyptiques et eschatologiques. D’autres études analysent précisément les dispositifs visionnaires selon lesquels les artistes agencent une communication réflexive avec et dans l’image, un parcours étagé et ascensionnel du regard, une indétermination spatiale, un feuilletage des plans ou d’autres effets plastiques de mise à distance. La construction de la vision induit parfois une ambiguïté quant à la position et au statut du visionnaire, ainsi qu’une circularité des regards entre spectateur et personnage figuré. Il est aussi question des conditions de visibilité des images qui, dans certains cas, participent au dépassement de la vision corporelle pour une contemplation spirituelle.
Table des matières
Philippe Morel – Introduction
Première partie : Visions infernales et angéliques
Stéphane Toussaint – Voir l’enfer ou l’âme dans l’Hades, de Platon a Ficin, Michel-Ange et Rosso
Theresa Holler – Dante’s Verbal Images and Their Pictorial Afterlife: Visualizing the Otherworldly Space in Terni and Orvieto
Klaus Krüger – Visions of Inaudible Sounds: Heavenly Music and Its Pictorial Representations
Christian K. Kleinbub – On the Annunciations of Michelangelo and the Bodily Mechanics of the Visionary
Deuxième partie : La vision mystique et ses modalités
Philippe Morel – Introduction a la contemplation spirituelle : la Vision de saint Bernard de Filippino Lippi a Fra Bartolomeo
Ralph Dekoninck – Visio intellectualis vel sensualis : la vision napolitaine/parisienne de saint Thomas d’Aquin d’apres Santi di Tito
Victor Stoichita – De quelques dispositifs télépathiques : Vittore Carpaccio a la Scuola degli Schiavoni de Venise
Frédéric Cousinié – Vision du Nom en Gloire : aléas du Tétragramme (xve-xviiie siecles)
Troisième partie : Visions populaires et prophéties
Megan Holmes – Visions and “Popular” Visual Experience
Ottavia Niccoli – Immagini e visioni tra Rinascimento e Controriforma: due esempi
Gwladys Le Cuff – En deça et au-dela de l’autel : le livre-relique de la chappelle Borgherini et la vision béatifique selon l’Apocalypsis nova
Quatrième partie : Dispositifs visionnaires et vision mariale
Emanuele Lugli – The Collapse of Representational Planes: On Giovanni Bellini’s San Giobbe Altarpiece
Maurice Brock – La place du spectateur dans la Pala Gozzi de Titien
Marianna Lora – Comment voir l’au-dela : la Vision d’après saint Jérôme de Parmigianino
Benjamin Paul – Visual Epistemology: Dosso Dossi’s Representation of the Immaculate Conception
Cinquième partie : Construire la vision
Cyril Gerbron – Voir ou ne pas voir ? Expériences de vision au couvent San Marco de Florence
Guillaume Cassegrain – Voir celui qui voit : la mise en scene de la vision dans la peinture vénitienne du Cinquecento
Peter Dinzelbacher – Autoillustrations of Visionary Experiences: A Preliminary Historical Sketch
Sylvie Barnay – Sarkis et Mantegna : postmodernité de la vision prémoderne